C’était le thème, le 4 janvier dernier, d’un webinaire organisé par le Collectif « A Maffia Nò – A Vita Iè ». Depuis sa création, le Collectif anti-mafia n’hésite pas à lever le voile sur les questions que tout le monde se pose sans jamais vraiment oser les aborder sous cet angle sensible. C’est l’une des forces de ce Collectif fondé par plusieurs personnalités il y a maintenant un peu plus de 2 ans.
Vous trouverez sur son site ou sa page Facebook, de larges extraits du débat (maffiano.com).
ARRITTI ne cessera de le répéter, ce qui nourrit principalement la mafia, ou toute entreprise mafieuse, ou même simplement délictueuse, c’est bien sûr l’appât du gain, c’est le mépris des valeurs démocratiques, mais c’est aussi l’opacité. Pour pouvoir développer toute action mafieuse, il faut du silence, du renoncement, voire du déni.
L’existence du Collectif, dans un tel contexte, est une chance pour la démocratie. Pas facile en effet, pour la société, pour ses décideurs politiques, pour les victimes mêmes, de parler, de dénoncer, d’imaginer des solutions. Soit l’on se sent prisonnier des faits ou de leurs conséquences, qu’elles soient directes, ou indirectes, en ne voulant pas qu’elles soient exploitées politiquement par des adversaires, par exemple, soit on a peur. Ce qui est pire bien sûr, car cela rend individuellement et collectivement vulnérables, et cela entretient l’atmosphère général de craintes dont ont besoin ces groupes ou ces individus mafieux qui progressivement prennent l’ascendant sur l’opinion publique et sur les rouages de notre société.
Parmi les thèmes de prédilection de la mafia, il y a la question des déchets. Parce qu’elle a pris une grande importance dans la vie quotidienne des sociétés, qu’elle concerne des budgets conséquents, qu’elle résulte de l’incapacité à mettre en place des solutions publiques efficaces, qu’elle implique donc des entreprises privées, pour les transports, pour le traitement, et qu’elle induit des convoitises. Là où l’on brasse de l’argent, il y a la mafia.
118 personnes participaient à cette invitation du Collectif qui utilisait les moyens modernes du web-débat, du fait des règles de distanciation commandées par la crise sanitaire bien sûr, mais aussi dans le but de susciter le « bouillonnement démocratique » dont de tels échanges ont besoin, a rappelé Léo Battesti.
Le Collectif a fait part de son inquiétude sur « la gestion chaotique » des déchets, sans solutions depuis des décennies. Marie-France Giovannangeli déplorait notamment le rôle du Syvadec, « la catastrophe environnementale » que cela entraîne, mais aussi le fait que le plan de la Collectivité de Corse, adopté depuis plus de 5 ans et privilégiant le tri à la source, « a énormément de mal à s’appliquer. » Elle y voit un « mal plus profond » qui sévit d’ailleurs partout dans le monde. « La manne des déchets aiguise de plus en plus les appétits » dit-elle en rappelant l’évolution de la criminalité liée à cette question, qui contribue fortement aussi « à la pollution plastique » selon Interpol. La gestion des déchets en Corse s’élève en moyenne à 16M d’euros annuels, « deux fois et demi ce que l’on constate en France. »
À qui profite le crime ? Il suffit de relever le contexte « très tendu », les attentats ou tentatives d’attentats, les entreprises visées, le fait que des entrepreneurs disposent de voitures blindées, « la bataille fait rage pour obtenir l’ouverture de tel ou tel grand centre destiné à gérer des dizaines et des dizaines de milliers de tonnes de déchets », dit-elle encore en citant le centre de Ghjuncaghju et le recours engagé par son responsable contre l’arrêté préfectoral qui demande des aménagements contraignants sur le plan environnemental. Dans ce contexte, le report du débat de l’Assemblée de Corse sur le sujet inquiète.
Vincent Carlotti rappelle le rapport « catastrophique » de la Cour des Comptes sur la gestion du Syvadec. « On ne peut pas continuer comme ça » alerte-t-il, déplorant lui aussi que l’argent public « profite à une minorité de gens », il interroge : pourquoi un seul transporteur répond aux appels d’offres du Syvadec ? Pourquoi négocie-t-on toujours à des tarifs prohibitifs ?
Jean Dal Colletto rappelle le fond du problème et « les solutions à notre portée, proposées depuis longtemps, qui permettraient d’éviter tout cela. » Faisant référence aux expériences de mise en place du tri à la source, comme à Osani sur le hameau d’U Ghjirulatu. « Pourquoi ne met-on pas en route de façon très volontaire le tri sélectif » interroge-t-il.
Parallèlement, se déroule un débat interactif, en commentaires du webinaire.
Le rôle des différents acteurs est rappelé :
– La Collectivité de Corse fixe les grandes orientations dans un plan dont elle soutient financièrement l’application.
– Le Syvadec organise le traitement selon ces orientations auxquelles il doit se conformer.
– Les communes et intercommunalités organisent la collecte également en fonction de ce plan.
– L’État doit le soutenir politiquement et financièrement.
Le problème vient de ce non-respect des hiérarchies et des guéguerres sur fond de choix politiques que soutiennent les uns et les autres.
Jean Pereney, premier adjoint au maire de Vighjaneddu, évoque la « défaillance publique » qui laisse la voie libre aux acteurs privés. Il rappelle la réal-politique de l’entrepreneur pour investir : trouver des capacités fortes pour traiter au-dessus de 30.000 tonnes. Et comme il s’agit d’un surplus à traiter aujourd’hui de 140.000 tonnes avec seulement deux centres d’enfouissement, il prône la nécessité de diviser « ce fardeau » entre « l’ensemble des intercommunalités. » Soit le développement de « six petits exutoires », de 20 à 25.000 tonnes, ce qui, en permettant une meilleure acceptation sociale, réduirait la nuisance environnementale et supprimerait le surcoût des transports et les dérives qui vont avec.
Liliane Vittori prône une incinération « moderne », « comme équipements de proximité » avec parallèlement une gestion incitative pour provoquer des réductions de déchets. Inévitablement, elle déclenche la foudre de ceux qui commentent par écrit sur la dangerosité, du point de vue sanitaire et environnemental, du brûlage des déchets, notamment plastiques ou toxiques et la nécessité de gros volume pour rentabiliser l’incinération, c’est donc une mauvaise solution pour contenir l’emprise mafieuse qui au lieu du transport ou de l’enfouissement, se rabattrait sur ces marchés très juteux de l’incinération.
Pour Florence Antomarchi les deux grands bassins de vie ajaccien ou bastiais se défaussent sur les autres régions moins armées et moins productrices en volume. « Si les gens ne trient pas aujourd’hui, c’est parce qu’il n’y a pas le service de récupération des différentes matières triées » rappelle-t-elle aussi, citant l’exemple sarde, et les progrès constatés notamment à Olbia, en seulement cinq ans, grâce à l’accord de l’ensemble des acteurs publics. Elle évoque la composante industrielle qui fait que la solution des « petits incinérateurs » n’en est pas une, « on a connu ça dans le cortenais et la pollution que cela a engendré. »
Agnès Simonpietri rappelle que l’Europe n’autorise plus « aucun traitement en vrac : incinération, enfouissement, tri mécanobiologique », que l’objectif premier est de passer à au moins 70 % de tri, que le problème de « la dispersion des compétences » entrave les capacités d’action de la Région, contrairement à la Sardaigne qui dispose des compétences cumulées, planification et traitement, évitant l’instrumentalisation politique. En Corse, au lieu de traiter cette incohérence, on a tiré sur la corde des bonnes volontés des territoires qui accueillaient l’enfouissement et qui aujourd’hui saturent. Il n’y a qu’une seule solution : améliorer l’efficacité du tri. Et pour cela « on connaît les solutions. »
La commune de Trapani en Sicile, a gagné 20 points cette année, en triant les bio déchets et en passant au porte à porte. L’île d’Elbe avec 3 millions de touristes vient de franchir aussi les 70 %. Pour monter en charge, Agnès Simonpietri prône par exemple la modulation des tarifs à l’enfouissement en fonction de la performance du tri et la mise en place d’une régie publique de transport pour « casser le monopole. »
Pour Jean Dal Coletto « la lutte contre la criminalité ce n’est pas la responsabilité de la Collectivité ou du Syvadec, c’est l’État. » Il déplore que la dénonciation des « porosités » et que le contrôle de légalité soient dévolus, de fait, aux associations.
Marie Do Loye dénonce : « la stratégie, c’est d’avoir le maximum de déchets ultimes pour que les transporteurs fassent leur beurre », et pour que « les gros lobbies industriels placent soit leur gros incinérateur central, soit le tri mécano-biologique, soit n’importe quel système de gestion centralisé. » Elle dénonce aussi « les relais » que constituent les intérêts politiques ou les intérêts mafieux qui paralysent l’action des communautés de communes.
Là où il y a des marchés à prendre et des sommes importantes en jeu, il y a et il y aura la mafia. Y compris dans la valorisation des déchets après tri à la source il peut y avoir, demain, des tentatives de mainmise mafieuse. Il faudra rester vigilants. D’où l’importance de la maîtrise publique des politiques, rappellent certains internautes qui demandent un meilleur accompagnement des intercommunalités au niveau financier ou de l’ingénierie quand c’est nécessaire.
Jean-François Bernardini revient lui aussi sur « les solutions durables peu coûteuses à portée de main. » Et de citer la redevance incitative, la récompense du geste de tri de l’usager, le soutien des initiatives citoyennes. « On paie 252 euros en moyenne en Corse, on en paie 105 en moyenne nationale, c’est un véritable hold-up organisé » dénonce-t-il. Il faut travailler sur le pouvoir citoyen pour faire évoluer les comportements. Le premier geste anti-mafia commence par donner moins de déchets à traiter.
Valérie Clemens énumère les questions que le Collectif entend poser aux décideurs (lire ci-contre). C’est évident, « les solutions techniques, écologiques, peuvent venir au secours de cette lutte contre la mafia. »
Ce qu’appuie Vincent Carlotti : « il faut que la puissance publique reprenne la main », et Josette Dall’Ava Santucci qui souligne les limites budgétaires des communautés de communes et les dérives qui alimentent le « système de transports. »
Marie-France Giovannangeli souligne le besoin évident de faire baisser ce volume des déchets : « c’est le volume qui crée le coût. » Elle propose une action sur site, à Vighjaneddu par exemple. « Rien n’est technique, tout est politique… il convient de continuer à se mobiliser. »
Ce que reprend Léo Battesti dans sa conclusion ; en soulignant le succès de ce débat internet, il interpelle tout un chacun : « on a aussi la responsabilité de se remettre en cause, de devenir des acteurs. On voit très bien la faillite du politique dans son ensemble. On ne peut pas rester là-dessus… La Corse est le pays au monde qui a le plus fort potentiel non exploité… Nous avons ce problème parce qu’on a été habitués à être des assistés… La meilleure des choses à faire s’est de s’autodéterminer, de se libérer nous-mêmes, citoyens, tous ensemble, avec des diversités… mais le tronc commun c’est qu’il faut que la Corse parle, que la Corse se mette en mouvement et ne reste plus silencieuse par rapport à tout ce qui se passe. »
Prochaine étape : le débat à l’Assemblée de Corse d’ici le mois de février. •
Fabiana Giovannini.
Cinq questions du Collectif aux décideurs
1. Pourquoi la sphère politique (CdC et/ou les communes et communautés de communes) ainsi que le Syvadec n’utilisent-ils pas l’article 40, c’est-à-dire un signalement au Procureur général lorsque des prestataires se font brûler des camions ou qu’ils se sentent tellement menacés qu’ils roulent dans des voitures blindées ?
2. Comment faire pour que les marchés publics soient plus transparents et qu’un plus grand nombre d’entreprises réponde aux appels d’offres ? Pourquoi ne pas scinder les appels d’offres afin qu’une seule entreprise ne « rafle » pas toute la mise ?
3. L’organisation de la gestion des déchets via le Syvadec est-elle la plus judicieuse ? Compte tenu des coûts au regard des services rendus et du rapport critique de la Cour des Comptes, faut-il dissoudre le Syvadec ?
4. La CdC n’aurait-elle pas avantage à reprendre la main sur la gestion des déchets ou, à défaut, à être plus directive vis-à-vis des communes/communautés de communes quant à cette gestion, sous forme d’incitation financière ou autre ?
5. Est-ce acceptable qu’aient lieu des réunions à huis-clos entre l’État, la CdC et le Syvadec ? •